Texte du sujet: "Temps", sujet 1 : "Une valse à trois temps"

C'est glacé mais c'est pas moi, je suis pas glacé moi, je suis un radiateur à l'intérieur la preuve quand je fais pipi c'est tout chaud, c'est glacé tout autour de moi, ma peau a des petits pics, si ça se trouve je suis une poule maman elle dit toujours oh la chair de poule mais j'ai pas de plumes et les poules elles ont pas de dents comme moi, puis elles nagent pas les poules, moi je nage, je voudrais bien nager là mais c'est trop froid, comment ils font les autres ? ils ont des maillots de bain spéciaux je pense, avec chauffage intégré, leurs mamans elles doivent savoir, la mienne dit qu'il faut du noir, le noir ça amincit elle dit, c'est peut-être vrai mais ça réchauffe pas tellement...

Maintenant ça saute autour de moi, plouf plouf plouf, ça non plus je sais pas faire, on dirait qu'ils ont même pas peur de plus jamais remonter, une seule fois j'ai plongé mais j'avais pas fait exprès, c'est papa qui m'a poussé, fais pas ta femmelette il a dit, je sais pas si je suis devenu un homme mais j'ai bu la tasse même si en vrai c'était bien plus grand qu'une tasse, c'était une bassine au moins, ou une baignoire.

Il y a des gens qui font pipi dans l'eau...

J’ai pensé à ça quand j’ai bu toute la tasse, c’est pas très bon comme goût la tasse je trouve, j’ai pensé au pipi des gens dans mon ventre qui allait devenir mon pipi à moi… Peut-être qu’ensuite je pourrai faire pipi dans l’eau et les gens reboiront leur pipi, à l’infini…

J'aime pas avoir de l'eau dans les yeux, ça pique, je voudrais bien avoir des lunettes pour voir les cuisses des filles sous l'eau mais maman dit que j'en ai pas besoin, c'est pour les riches les lunettes, pour les riches et les intellos.

Maintenant il y a le monsieur qui fait des lignes sans jamais s'arrêter, des fois je pense que c'est un robot il file tout droit et il se cogne jamais, il y a la dame que les messieurs regardent, elle nage pas, elle reste toujours au bord, les pieds dans l'eau, on dirait qu'elle vient juste pour baigner ses pieds peut-être qu'elle a trop marché, ça lui fait du bien, il y a le petit qui enlève les slips des garçons, c'est pas drôle, il y a le maître nageur qui parle à la dame que les messieurs regardent, maman n'aime pas la dame, je sais pas pourquoi, elle fait rien de mal et elle a l'air gentil...

Je mets mes oreilles là où le bruit est doux, on dirait que je suis dans du coton liquide, j'ouvre un peu le rideau des yeux, juste un peu, les bulles autour de moi c'est drôlement joli, quand les gens bougent ça fait des bulles, les mots des gens c'est des bulles aussi, maman sur le rebord j'entends ses bulles qui explosent à la surface, ça fait groumbeloubeloum et c'est comme s'il n'y avait plus que ça, les mots bulles, les gens bulles, l'eau bulle, plein de petites bulles et l'air qui sort de ma bouche des bulles aussi et

 

La main de maman attrape mes cheveux.

 

Fais attention ou tu vas encore attraper la mort, elle dit, je crois, je sais pas, je suis pas sûr, ça veut rien dire attraper la mort et je préfèrerais attraper la vie, moi...

C'est glacé, l'air, dehors de l'eau, c'est glacé tout autour de moi et j'ai la peau de poule qui frissonne, j'aime pas ça, quand je serai grand j'aurai des lunettes d'intello et un maillot de bain chauffant, quand je serai grand je sortirai de l'eau et la dame que les messieurs regardent me prendra dans ses bras...

J'aurai plus jamais froid.

 

*****

 

Je suis prisonnier à l’intérieur de mon corps. ENCORE. Je ne sais pas pourquoi j'oublie. A CHAQUE FOIS.

J'ouvre les yeux, murs blancs, écrans, tubes, tuyaux, boutons, bips machines bips machines bips machines et le bout du lit, toujours le même bout du lit, mes pieds, la barre métallique sur laquelle l'infirmière affiche mon bulletin médical quotidien. Pourquoi est-ce qu'à chaque fois j'oublie ?

Au début, ils me parlaient, l'infirmière m'appelait par mon prénom et l'aide-soignante me confiait ses problèmes je savais tout de ses gosses et de la santé de son mari.

Maintenant je décore.

Si ça se trouve ils m'ont oublié.

La nuit, je m'échappe.

C'est pour ça que c'est insupportable, le réveil. Chaque matin je reviens dans la prison de mon corps. Rien ne bouge et c'est blanc.

Blanc sur rouge, rien ne bouge.

Elle disait ça, ma mère.

Elle ne vient plus, ça fait au moins, je ne sais pas, mon Dieu je ne sais pas, quel jour on est déjà ? C'est dimanche ?

Et c'est quelle année, et c'est quelle année, et c'est quelle année...

Elle ne vient plus depuis longtemps, elle s'est lassée, à force, de parler à quelqu'un qui ne répond pas, je peux comprendre, elle s'est lassée c'est forcé...

Je cligne des yeux une fois pour dire oui, deux fois pour dire non.

Oui, j'ai bien dormi. En même temps j'ai pas tellement le choix avec les somnifères mais c'est bien, j'aime bien dormir.

La nuit, je m'échappe.

Mon père est là maintenant, il dit à l'infirmière : "il a bien dormi ?" oui, j'ai bien dormi tu vois bien je clique une seule fois des yeux pourquoi tu ne me demandes pas à moi, pourquoi tu fais comme si j'étais déjà mort ?

C'est pas sa faute, je sais, c'est pas sa faute et puis il est reposant lui au moins, quand il vient il me commente les résultats sportifs et il égraine les cotes des paris. Ça repose les chiffres, ça va ça vient dans sa bouche, c'est comme une musique, tranquille...

Il s'en va, il a posé mes lunettes sur mon nez et allumé la télé, j'y vois rien, ça fait longtemps que ça n'est plus à ma vue mais qu'est-ce que ça change ?

Il ouvre la porte, il demande : t'as pensé à tes affaires de piscine pour demain ?

Mon pauvre père. Je vois bien qu'il perd la boule tous les jours un peu plus...

Il s'en va, il dit "Au revoir Jaqueline, à demain" et l'infirmière lui sourit. Elle est gentille. Elle ne s'appelle pas Jaqueline c'est marqué sur sa blouse, elle s'appelle Valérie.

C'est l'heure des nouvelles, il y a toujours des avions qui s'écrasent, il y a toujours eu des avions qui s'écrasent pourquoi est-ce que les gens continuent à prendre l'avion ?

Dans le couloir, il y a les infirmières qui parlent, j'aime bien les entendre, c'est comme quand j'étais gosse parfois tu prenais le combiné du téléphone et t'entendais des inconnus qui discutaient, moi je disais rien, j'écoutais, juste...

Putain si ça se trouve elle est morte !

Elle peut pas m'avoir oublié, c'est pas possible, elle est morte, évidemment qu'elle est morte.

Je pourrai jamais lui dire au revoir, elle a attrapé la mort…

Elle n’aura plus jamais froid.

 

*****

 

C'est doux, c'est tellement doux, ça vient comme embrasser mes pieds, ça les contourne, ça les entoure c'est comme une caresse, faut pas que je le dise faut pas que je le dise, elle serait capable d'être jalouse, je crois...

Elle serait jalouse ?

Ouais, elle serait jalouse mais ça serait doux quand même, elle serait jalouse avec un sourire qui dit "je taquine, je peux pas être jalouse de l'océan tu sais."

Le bruit aussi c'est une caresse, faudra que j'en parle au petit, faut qu'il sache, avec leurs foutus écrans ils savent plus les gosses, ce que c'est que la caresse des vagues. Vieux con. Je parle comme un vieux con...

Ce matin, c'est moi qui l'ai réveillé, j'avais oublié ce que c'est beau un gosse qui ouvre les yeux, il sourit, à chaque fois il sourit puis il dit "C'est aujourd'hui qu'on va chasser les crabes ?"

Je sens sa petite main dans ma grosse main, il est venu avec moi, au bord de l'eau, "Mamie elle a dit à taaaaaaaaable !"

On reste encore un peu ? je lui dis.

 

On reste encore un peu...

 

Y'a l'océan qui vient lécher nos pieds et on ne dit rien parce qu'il n'y a rien à dire.

Le vent se lève pendant que le soleil est mangé par l'horizon. La main du petit commence à s'agiter dans la mienne.

"J'ai la chair de poule mais je suis pas une poule", qu'il dit.

 

Dans la maison, ça sent bon, la mère du petit va encore râler parce qu'il se sera couché à pas d'heure mais on s'en fout, y'a pas d'horloge dans la maison, y'a pas de télé, y'a que le soleil, la lune et le bruit de l'océan, toujours, te berce la nuit te berce le jour et le reste on s'en fout, les avions qui tombent et les bips des machines on s'en fout, te berce la nuit te berce le jour

Et le reste on s'en fout.

 

Bain de minuit Papi ?

Le vent a cessé de souffler, l'eau est chaude, y'a le petit qui rit plouf plouf plouf "On dira rien à maman, hein ?" l'océan est à nous et là-bas dans la maison elle m'attend elle n'est pas jalouse, elle ne l'a jamais été, y'a le petit qui fait groumbeloumbeloum et la lumière à la fenêtre je sais qu'elle me regarde, et c'est doux de vivre putain, c’est tellement doux...

 

et le reste on s'en fout.

 

On a attrapé la vie.

On n’aura plus jamais froid.

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Justine
C'est très prenant, chaque partie retourne de l’intérieur x) J'aime comment la 3ème partie rappelle la première
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A-Nacht
Et ils n'auront plus jamais froid... J'aime bien cette succession de tranches de vie et le fil de narration ténu qui les tient, s’éloigne puis revient, et s’achève en poésie.
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Yoxigen
J'aime beaucoup ! J'aime beaucoup la façon dont la troisième partie renvoie à la première, et ce côté doux-amer en général. Merci :)
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