Texte du sujet: La Ville - Sujet 4 : "Le Zinc"

Moi, j’étais au vin rouge. Il y a des jours à la bière et d’autres au blanc ; il y a des nuits au rhum, plus rarement des soirs aux cocktails, et à ces autres alcools étrangers : tequila, whiskey, vodka. Mais j’étais au vin rouge, version vieille France ; j’étais au comptoir et la tête appuyée sur la main. Genre cinéma. Je regardais le barman. C’est important, le barman. Celui-là c’était un homme, donc, rapport à la terminologie, à des siècles d’histoire, enfin bref, celui-là c’était un homme, la cinquantaine, un barman avec de la bouteille, pour ainsi dire.

            J’étais entrée à cause des lumières. La ville dégoulinait sur les gens, la pluie mangeait les trottoirs et les voitures laissaient des traces gluantes dans les yeux, comme un escargot qui bave sur la main. Tout était délavé, usant au regard ; j’avais tourné les yeux à droite, un kebab, non, pas faim, à gauche, la route et ses feux qui rougeoyaient, verdoyaient, froids et mouillés. J’avais relevé le coin de ma capuche avec la main et regardé par-dessus mon épaule. Un bar, et des lumières chaudes. La devanture affichait blanc sur noir : « L’Antidote - café associatif ». On avait rentré cartes et chaises.

            Une fois franchi le seuil, la chaleur s’était engouffrée sous mon manteau avec des odeurs de vin chaud. Les épices sont faites pour importer la chaleur partout. Il m’avait semblé que tout était en suspension dans l’air. Une île. La musique descendait du plafond par des enceintes couvertes de lierre, du jazz créole, d’une langueur maîtrisée, héritier de ces chansons terribles qu’on a fait douces avec les siècles. Sous les épices, ça sentait le tabac et l’hydromel. C’était calme, il y avait peu de monde, la soirée était jeune. J’avais pris place au comptoir et demandé, avec mes airs de la campagne, très poliment, un vin rouge.

— Ce sera tout pour la petite dame ?

Non mais il se croit où celui-là, je me suis dit ; mais évidemment j’avais répondu « oui oui merci ». Il m’avait quand même rajouté des cacahuètes. Alors j’étais là, moi, au vin rouge et aux cacahuètes.

            Dans un coin, avachi, se tenait un homme qui n’avait rien à faire là. Costard-cravate, et carrément à la bouteille, quand moi je regardais mon front déformé dans le verre ballon –bouteille de whiskey bien évidemment, question de classe (sociale). J’ai eu envie d’aller lui parler. J’avais de ces envies, en ce moment : tout salir. Je suis restée au comptoir, mais je n’ai pas cessé d’observer. Il avait mal quelque part, il grimaçait, ou alors c’était son visage naturel – une grimace. Une grimace de douleur. J’ai trempé mes lèvres dans le Saint-Chinian – pas mal, quand même. Contempler un vieux riche noyer son chagrin dans l’alcool, c’était bien ma veine, ça réveillait toutes sortes de tentations, enfin c’était facile quand même, s’assoir, mentir, l’hôtel et la baignoire (très important la baignoire), rentrer avec le loyer. Un peu âpre sur la fin. Il a relevé sa tête de chien battu, mais fier, mai battu. Il n’a pas détourné les yeux.

            J’ai tourné la tête de l’autre côté de la pièce. Et de l’autre côté de la pièce, il y avait un miroir ; non, c’était une jeune femme, en miroir. Elle était belle comme avait dû l’être le vieux avec son whiskey. En miroir. Sa robe lui faisait la silhouette des femmes dont on se souvient dans les films ; ses cheveux, j’étais fascinée par ses cheveux qu’elle avait montés comme un château d’auburn et de reflets. Vêtue comme une locataire de palaces citadins, et au champagne, elle avait la même grimace que le vieux. J’ai étudié plus longuement les lignes pures de son visage parfaitement maquillé, j’ai regardé mon front à nouveau dans le verre ballon, ma tête blanchâtre et cernée. J’ai renoncé à mes projets de luxure. Long soupir. Cul sec.

            Il faudra bien que je me venge. J’ai recommandé la même chose. Le barman commençait à glisser des œillades excédant son métier, semi-curieux semi-inquiet. Tu veux quoi, papy ? Je lui ai souri et j’ai continué à boire.

            Après je ne me souviens plus très bien. Les couleurs délavées de la ville se sont invitées à l’Antidote. J’ai bu quelques autres ballons, à chaque fois mon front était un peu différent. J’étais moins pâle, j’étais rouge, non, rosâtre, luisante comme une luciole. Des gens sont arrivés, le vieux riche est parti. Le barman a semblé se réveiller. Les arrivants, sautillants comme des sauterelles, étaient beaucoup plus habiles avec l’ambiance ; comment tu t’appelles ? Tu fais quoi dans la vie ? Allez on passe à l’hydromel, envoie la bouteille patron. Il a changé son jazz fatigué pour du punk outre-manche comme on l’aime ici, accentué à contretemps. Il a ouvert une porte derrière le comptoir : c’était la cave. Et dans la cave, c’était la musique.

            Tout bar qui se respecte fournit à ses habitués de la musique. Sur une scène vide, les sauterelles bondissantes ont saisi des instruments laissés par un lutin généreux. Quelqu’un m’a fait assoir par terre avec un autre verre et un joint. C’était comme un rêve. Je me souviens apercevoir la jeune femme, dans sa robe très chère, hésiter à descendre, puis se raviser et repartir. J’ai geint quelque chose comme : « mais reviens ! ». Elle était belle. Elle ne m’a pas regardée une fois.

J’ai senti un désir sourd grimper le long de mon œsophage. Pfiut, partie. Envolée la reine du bal. J’ai eu envie de mordre. Les lumières de la cave dansaient sur les murs jusque dans mes intestins attaqués. Il est de ces rencontres silencieuses, à danser apache sur la pointe des bottes. Sûrement une pauvre conne. Du champagne à 18h. Vous imaginez ? J’ai laissé ma tête glisser avec le rythme des basses. Finite magiam. Sûrement une pauvre conne. J’ai imaginé toute sa vie, tout son épiderme et les recoins les plus indignes de sa figure fière. Sûrement une pauvre conne.

Finite magiam.

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AirellaRed
"Un barman avec de la bouteille"... J'ai adoré! Pas que cette expression, l'ensemble du texte. Avec cette interrogation qui nous hante tout le long: qui est la narratrice?
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A-Nacht
Présentemen t cloué à mon tabouret par la précision de tes descriptions... Patron, un rhum !
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