Je me souviens (Selon Georges Perec)

1

Je me souviens de la lune écarlate dans la brume automnale du Saint Laurent.

2

Je me souviens d’un appartement dans une cité dortoir, ma sœur dort dans son berceau. Il y a un tremblement de terre.

3

Je me souviens des tags maladroits sur l’abribus du matin en attendant d’aller au collège, dans le froid.

4

Je me souviens de l’emballage en carton d’un cadeau de Noël, qui devint une chouette cabane de chambre.

5

Je me souviens de toi.

6

Je me souviens de la Renault 5 blanche toute pourrie et maculée de rouille de mon père, qui était la risée du voisinage, quand il la démarrait et faisait crachoter son brouillard crasseux dans l’air du quartier.

7

Je me souviens de la première cigarette blonde, c’était une Camel forte et elle avait un goût de chaussette sale, du premier joint pas terrible, et de la première bière au bar – une Pelforth brune au sirop de fraise, on allait « Chez Mamie » une vieille dame qui avait vécu la résistance, généreuse et proxénète à ses heures.

8

Je me souviens d’un pull camionneur bleu aux échancrures qui grattent, avec les trous dans les manches pour y passer mes pouces et les bords déformés à force de le porter autour de mes genoux comme une tente, quand je m’asseyais par terre.

9

Je me souviens d’une boîte de nuit pour adolescents, en plein air de juillet sur la côte Vermeille, dans un camping de la Poste et des premiers émois dans les bras d’une jolie fille.

10

Je me souviens de « Smeel Like Teen Spirit » de Nirvana, on était dans le chalet d’une station de ski autrichienne avec des potes du lycée et j’avais encore mal aux jambes de ma journée.

11

Je me souviens d’elle.

12

Je me souviens d'un hippie qui jouait de la guitare dans le wagon des vélos d'un train néerlandais, nous dévorions des fricadelles froides.

13

Je me souviens d’avoir perdu mes ongles en triant des haricots verts, 12 heures par jour, sur une chaîne de conditionnement, dont le tapis déroulant baignait dans l’eau chlorée, entouré de collègues tous autant ubuesques les uns que les autres (un taulard en conditionnelle, un pêcheur de homards, un curé défroqué, un jeune branleur défoncé du réveil au coucher et un professeur de français à la retraite, capable de jurer plus de deux minutes d’affilée sans se répéter).

14

Je me souviens des maisons Bouygues en construction, dans mon nouveau village, desquelles on décollait, sur les selles de nos cross country, depuis leur premier étage inachevé, pour s’écraser contre les dunes de gravats en riant, et de l’odeur des sels de potasse.

15

Je me souviens de cette enfant blonde, à l’école primaire, qui se moquait de moi quand on concourait pour des billes, parce que je n’étais pas très bon à ce jeu, et je me souviens que j’étais amoureux d’elle.

16

Je me souviens des rues mal fréquentées de Barcelone la nuit, des rues pavées de Prague la nuit, des rues gelées de Montréal la nuit - j’y repense en m’endormant.

17

Je me souviens de Greg, qui voulait mourir en scooter, au sortir d'un anniversaire de rockeurs dans le local d’un bar du Hell’s Angel.

18

Je me souviens de ce jeune homme, qui avait tant de difficulté à vivre en collectivité, parce qu’il était trop naïf et gentil.

19

Je me souviens du mange disque qu’on nourrissait de 45 tours avec des génériques de nos dessins animés japonais préférés.

20

Je me souviens de l’ambiance enfumée de tabac gris et saturée d’odeurs de chats abandonnés, de l’atelier de sculpture de mon grand père paternel et de la poussière déplacée par les livres débordants des armoires de mon grand père maternel - et je me souviens des bons petits plats et de l’amour de mes grand mères.

21

Je me souviens de nous

22

Je me souviens du live de Sonic Youth, la foule était hallucinée.

23

Je me souviens des montagnes de pneus déposées dans la cour de l’école maternelle.

24

Je me souviens d’un parking de Peugeot 205 alignées à perte de vue, où l’on jouait le dimanche pendant que nos parents soutenaient l’équipe de rugby de l’usine.

25

Je me souviens de la neige collante, sous mes bottes, un 24 décembre, alors que je traversais la forêt en pleine montage, avec un sac à dos rempli de lourdes courses pour rejoindre le sommet, parce que la nuit était tombée et que le stop ne marchait pas.

26

Je me souviens avoir failli attraper la rage, après m’être fait mordre par un chien errant et de cette grosse infirmière avec ses piqûres atrocement douloureuses dans les fesses, et de son humour grossier.

27

Je me souviens du tracé et des huiles magnifiques d’un tableau de Salvador Dali, devant lequel j’ai du passer une heure en extase, dans un musée de Manchester, mais dont je n’ai jamais su le titre – il m’a donné envie de peindre.

28

Je me souviens d’avoir pleuré avec E.T. au cinéma.

29

Je me souviens de vous.

30

Je me souviens de la naissance de mon petit frère, j’avais quand même un peu peur.

31

Je me souviens de la cacophonie des avions de chasse qui passaient le mur du son par deux, au dessus de ma chambre, pendant que je passais une K7 de Linton Kwesi Johnson en boucle, sur ma nouvelle chaîne Hifi.

32

Je me souviens d’avoir bloqué toutes les serrures des portes du bahut avec des allumettes cassées, en quatrième, entre midi et deux, pendant que les surveillants et les professeurs mangeaient à la cantine, pour éviter une interrogation écrite.

33

Je me souviens de cette île grecque, que nous avions ralliée en bravant la tempête sur un bateau de pêche, d’où nous contemplions l’immensité de la voie lactée, en écoutant les ânes braire.

34

Je me souviens du soleil se levant sur le Rhin, on dansait sur « I have a dream » qui grésillait sur des platines de fortune, alimentées par un groupe électrogène, sous un pont paumé dans une zone industrielle transfrontalière.

35

Je me souviens d’avoir pleuré pendant des mois pour une plaie de cœur, qui ne s’est jamais refermée.

36

Je me souviens de l’Amstrad  CPC 6128.

37

Je me souviens de la fête de la bière à Münich, engoncé dans un short en cuir retourné, avec une chemise à carreaux rouges, des bretelles, des chaussettes montantes et des chaussures lacées sur le côté - ivre mort, en compagnie d’un cowboy-negus de l’Iowa, entraîneur de football américain, qui ne rêvait que de tromper sa femme, ce soir là.

38

Je me souviens des petits riens.

39

Je me souviens m’être fait serrer par deux policiers, qui ont été compréhensifs, en train de fumer un pétard de Shiva Skunk, une demi-heure avant de passer l’oral de mon bac français.

40

Je me souviens d’un animateur de M.J.C. hindou, qui avait fait le tour du monde dans la marine de guerre, et qui cuisinait un curry pour 20 personnes sur un minuscule réchaud à gaz, dans un camping municipal.

41

Je me souviens du printemps fleurissant en Provence et de l’été qui n’en finissait pas cette année, avec ce parfum entêtant de lavandes et ces couleurs du ciel de ouf.

42

Je me souviens des paradis perdus de ma jeunesse insolente.

43

Je me souviens de moi.