Photo : Iwan Baan

 

La boutique Libreria, nichée dans l'East End de Londres au fin fond de Hanbury Street, a un jour présenté sa porte à mes pieds hésitants. Autant dire qu'ils n'ont pas hésité longtemps. (1)

Dans la grisaille londonienne que l'on connaît -- et en plus, il faisait beau ! --, la librairie détache ses lumières chaudes jusque dans la rue. Tout d'abord je me dis : ah non, encore un truc de hipster, les vendeurs et vendeuses vont me regarder de travers parce que je porte pas des Stan Smith et ils vont essayer de me faire boire du Latte épicé aux graines d'opium nain. C'est mort.

Mais voilà, elle est belle, cette devanture. Les vitres sont celles d'une ancienne échoppe, des carreaux noirs, et ne dévoilent finalement que des étagères, des étagères, encore des étagères de livres. Du sol au plafond, les murs sont tapissés de bouquins, et une drôle d'impression semble dire qu'ils vont plus loin encore. Alors, je rentre...

Il y a un miroir au plafond, qui confirme cette impression d'immersion que l'on a de l'extérieur. La Libreria ne propose pas de Latte, ni d'employé.e.s aux allures de faucon qui vous attire avec ruse dans le coin "meilleures ventes" du rayon. Et pour cause, il n'y a pas de coins meilleures ventes. Au fur et à mesure que je m'aventure dans la pièce, je découvre que les livres ici ne sont pas classés au sens premier du terme. Ils sont posés là, par affinités, des livres de cuisine au milieu des romans et des recueils de poème ; les gérants pensent à un thème, et réarrangent les livres en fonction de "la mer", "le ciel", "mère, madones et putains". (Cette visite date de 2016 et je ne m'en souviens plus précisément, je pêche ces infos dans un article du Guardian que voici : https://www.theguardian.com/books/2016/feb/21/libreria-bookshop-rohan-silva-second-home-interview).

Je ne me souvenais de la Libreria que comme d'un endroit original et calme, dédié aux amoureux des livres, qu'ils soient des agrégés de lettres intarissables sur les classiques, des amoureux de science-fiction avant-gardiste ou de "young adult fantasy". Pour ma part, j'y avais déniché une édition en anglais, illustrée et avec fac-simile, du Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov (2) -- pour £17 et complètement par hasard. Je n'y suis pas restée longtemps, faute de temps, même si j'ai dû parcourir Brick Lane et Hanbury Street dans l'autre sens car j'y avais oublié mon chapeau (en entrant, après avoir essayé les 15 autres boutiques de seconde main où je l'avais cherché, haletante et légèrement désespérée, j'ai vu une vendeuse se lever le visage illuminée et s'exclamer : "YOUR HAT !" et là, je crois, je suis définitivement tombée amoureuse). Mais j'ai ensuite fait des recherches, lesquelles ont élucidé les sensations positives que j'ai eu dans ce bookshop -- sensations auxquelles j'avais toujours du mal à croire, étant donné ma grande peur de toutes les structures de type 'start-up innovation'.

Il se trouve donc que la Libreria est inspirée d'une nouvelle de Jorge Luis Borges, La Bibliothèque de Babel, dont voici le résumé selon Wikipédia :

 

"La nouvelle décrit une bibliothèque de taille gigantesque contenant tous les livres de 410 pages possibles (chaque page formée de 40 lignes d'environ 80 caractères) et dont toutes les salles hexagonales sont disposées d'une façon identique. Les livres sont placés sur des étagères comprenant toutes le même nombre d'étages et recevant toutes le même nombre de livres. Chaque livre a le même nombre de pages et de signes. L'alphabet utilisé comprend vingt-cinq caractères (vingt-deux lettres minuscules, l'espace, la virgule et le point).

Cette bibliothèque contient tous les ouvrages déjà écrits ainsi et tous ceux à venir parmi un nombre immense de livres sans aucun contenu lisible (puisque chaque livre peut n'être constitué que d'une succession de caractères ne formant rien de précis dans aucune langue).

Selon Borges, ou plutôt le narrateur, la bibliothèque est immense mais non infinie car le nombre de combinaisons possibles est lui-même fini ; il ajoute qu'il est absurde de supposer qu'elle s'arrête quelque part, et postule qu'elle pourrait être cyclique, en se répétant sans cesse, et donc infinie ; il conclut son récit par : « le désordre apparent, se répétant, constituerait un ordre, l'Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir. »"

 

Le créateur de la Libreria confirme qu'il y a quelque part recherche du vertige existentiel entre ces étagères. Il y interdit aussi l'usage des téléphones, en faisant une "digital free area", l'idée étant apparemment de pallier le flux continu d'informations que l'on reçoit désormais, particulièrement en étant citadin. En s'immergeant dans la librairie "by second home", on oublie un peu le reste. Si l'on retourne un livre, qu'on le feuillette, on ne va pas aller regarder quels sont ses reviews sur Amazon. Et avec le miroir au-dessus, on se sentira observé par soi-même, comme dans une allégorie existentialiste du choix et de l'angoisse. Mais ça, c'est pour les esprits torturés, certains y verront aussi une charmante librairie et c'est tout.

 

Toujours est-il que cette librairie est, à Londres, the place to be. Elle est réellement unique en son genre, et réellement conceptuelle mais pas comme un Starbucks -- tu vois ce que je veux dire ? Ne serait-ce que pour y passer un moment de déambulation muette, loin des bruits et des odeurs de la capitale britannique, ou pour découvrir des nouveaux ouvrages, de nouveaux genres, de nouvelles pistes pour l'imaginaire ; parfois simplement comme toute autre librairie, mais avec en plus cette pointe de créativité, ou d'espace libre laissé à l'inspiration. Le quartier aide aussi : Spitalfields abrite la longue Brick Lane, des sous-sols entiers de vinyles d'occasion, brocantes, cafés bizarres et restaurants indiens, ainsi qu'une pépite urbaine appelée Nomadic Community Gardens (3), terrain vague cultivé dédié à la vie culturelle et artistique des riverains.

 

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(1) Le site de la librairie, avec des photos : https://libreria.io/

(2) Le Maître et Marguerite : https://almabooks.com/product/the-master-and-margarita/

(3) Une page de blog en français sur les jardins communs : https://atasteofmylife.fr/2017/03/31/london-nomadic-community-gardens/

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