Texte du sujet: Les Monstres - Sujet 4 : "Aux yeux des autres"

Il chantonnait. Une comptine pour enfants de son âge.

« Qu'est-ce qu'elle a donc fait

La p'tite hirondelle

Elle nous a volé

Trois p'tits sacs de blé »

Géraldine Loisau le regardait à travers la vitre de la porte de son bureau. Il était si beau. Il semblait tellement innocent. Naïf. Un simple enfant. Elle termina son café, ouvrit la porte et pénétra dans la pièce, puis s’assit derrière son bureau. « Bonjour Jérémy ! » entonna-t-elle d’une voix faussement guillerette. « Je suis Mme Loisau, je suis docteur, en quelques sortes. Tu peux tout me raconter, rien ne sortira de ce bureau, ne t’inquiètes pas ! »

L’enfant se balançait sur sa chaise, en la scrutant d’un air curieux. « La p’tite hirondelle… »

 

*

* *

 

« Maman m’avait bien dit que j’étais un monstre. Parce que je cassais des choses. Qu’il manquait des pièces quand je revenais de faire des courses. Que j’avais des mauvaises notes à l’école. Maman le disait souvent, que j’étais un monstre… »

La jeune psychiatre, blonde aux cheveux long, écrivait quelques notes sur son carnet. Alors que Jérémy ne disait plus rien, elle releva la tête, et l’encouragea à continuer d’un « hmm hmm ? » sans chaleur.

« Elle est aussi très fâché quand j’ai pas fini de nettoyer la cuisine avant qu’elle se réveille. »

Elle soupira. « du travail clandestin, c’est du joli… ! » se dit-elle. Enfin… Elle tirait peut-être des conclusions un peu trop vite. Après tout, faire participer les enfants aux tâches ménagères n’a rien de mal. Mais en pleine nuit ?!

« Vous aussi, vous trouvez que je suis un monstre, pas vrai ? Tout le monde le pense… Je l’ai bien vu… »

Son regard croisa celui du jeune garçon. D’un bleu profond. Elle se frotta les yeux, comme si elle n’arrivait pas à croire à quelque chose. « Mais non, répondit-elle. Je ne crois rien, je ne suis pas là pour te juger, Jérémy… » Elle était pourtant bien là pour ça, se dit-elle. C’était une part de son travail.

« Tout le monde le pense » répéta l’enfant en fixant ses chaussures. Il fit une pause avant de reprendre : « Moi aussi je pense que je suis un monstre… C’est normal… Je fais tout mal, vous comprenez ? Papa disait que j’étais un bon-à-rien… »

Elle soupira et regarda sa montre. Raté pour manger avec les copines, si son « client » ne passait pas la seconde… C’est typique, ça. Il a intériorisé les névroses que ses parents adoptifs ont projetés sur lui. Non, vraiment, elle ne savait pas pourquoi elle était là, à quoi elle servait. Ce garçon était une victime, voila tout !

« Alors je dormais souvent dans le placard à balais. Plusieurs jours, des fois… Quand j’étais vraiment très méchant… »

Enfin, on avançait ! Pas de doute, de la véritable maltraitance. « Il n’y a pas de méchanceté à être maladroit ou à avoir de mauvaises notes, Jérémy ! Tu ne fais pas exprès ! ». Bon. Elle n’allait pas trop insister là-dessus, elle était là pour faire une expertise, pas pour le soigner. Les expertises judiciaires sont déjà mal payées, ce n’est pas pour se mettre à soigner des patients gratuitement !

« Mais des fois, je suis vraiment méchant… » dit Jérémy avant de tomber dans un mutisme pensif.

Elle n’y croyait pas une seule seconde. C’était un ange. Incroyable, même, qu’il n’ait pas mal tourné, vu tout ce que sa famille adoptive semblait lui avoir fait subir. Bon. Venons-en au fait, se dit-elle. « Je n’ai pas toute la journée… ». Elle lui demanda abruptement : « Raconte-moi l’incendie ». Normalement, on aborde ce genre de souvenirs traumatisants de façon plus subtile. Mais on est pas « normalement », et elle ne voulait pas complètement annuler sa pause-déjeuner.

« J’ai été méchant. Encore. Je devais éteindre la cheminée, une fois que j’aurais jeté toutes les bouteilles à la poubelle, mais j’ai oublié parce que je me suis endormi en faisant mes devoirs… »

La jeune psychiatre écrivit encore quelques lignes et referma son carnet d’un mouvement sec. Il n’avait rien à voir avec l’incendie, qui était naturellement un accident, rien à voir avec la mort de ses parents adoptifs, une tragédie pas si tragique que ça, l’enfant sortirait libre et placé dans une nouvelle famille d’accueil un peu plus acceptable. Et elle, elle aurait le temps de manger un sandwich.

Elle prit congés de manière brève, sorti de la pièce, et clama un « il est à vous ! » aux policiers qui attendaient derrière la porte. « Mais plus pour longtemps » se dit-elle. C’était la troisième famille d’accueil de Jérémy à connaitre des morts tragiques à la suite d’accidents domestiques. Ce qui explique qu’il ait été suspecté. Mais si cet enfant est coupable de quelque chose, pensa-t-elle avec conviction, c’est simplement d’être malchanceux.

 

*

* *

 

À son âge, plus de soixante ans, ramener un aussi bel éphèbe à domicile, c’était une chance insoupçonnée. Ce bel homme au regard bleu azure lui avait ostensiblement fait la cour, lors d’un vernissage d’art contemporain. Elle n’en croyait toujours pas ses yeux, car ça ne lui ressemblait pas, mais elle l’avait ramené chez elle.

Elle qui était maintenant directrice d’un grand établissement pour autistes. Une femme respectable et respectée. Une grande figure de la psychiatrie moderne. Et la voila qui pêchait des jeunes hommes dans des galeries d’art ! Elle sourit en regardant la ville du haut de son 27ème étage.

« La belle dame blonde… » entendit-elle derrière elle. Elle sentit des mains la prendre par la taille. « Qu’il est entreprenant ! » se dit-elle, alors que son cœur s’emballait.

Il la serrait de plus en plus fort.

« La belle dame blonde qui a laissé partir le monstre… »

Fichtre, il lui faisait presque mal ! Et de quoi parlait-il ? Elle tenta de se retourner mais il la coinça contre la fenêtre.

« La belle dame blonde qui m’a laissé partir… Le monstre froid et impatient… ».

Elle commença à paniquer, voulu crier mais aucun son ne franchit ses lèvres.

« Madame Loisau… La p’tite hirondelle… »

Alors que la vision du visage d’un enfant qu’elle avait « expertisé » trente ans plus tôt naissait dans son esprit, l’homme la projeta à terre avec une force inouïe. Attrapa une batte de base-ball (« mais d’où vient-elle ? » se demanda-t-elle, comme si ça comptait pour quelque chose…), et s’approcha vers elle.

« Nous la rattrap’rons… »

BLAM

« La p’tite hirondelle… »

BLAM

« Et nous lui donnerons… »

BLAM

 « Trois ptits coups d’baton… »

L’homme soupira. Se recoiffa. Et s’approcha des plaques de gaz de la cuisine, qu’il ouvrit à fond. Il se rappela d’une phrase qu’il avait lu quand il était enfant. « Quand les gens vous prennent pour un monstre, il n'y a qu'une chose à faire : dépasser leurs attentes. » Un monstre, pensa-t-il, est sûrement moins monstrueux s’il pourchasse d’autres monstres. Oui. Sûrement. Puis il pensa à sa prochaine proie.

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J'avais pas mis de commentaires mais je le fais maintenant parce que c'est vrai, c'est important.
J'ai adoré ton texte. J'ai pour le moment pas plus constructif à dire. Mais fallait que ça soit dit. Je me suis reconnue là-dedans.

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Yoxigen
Huhu merci :D
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